L'énigme
des roses en grappes
...ou
l'origine de la rose musquée?
(publié
initialement sous la forme d'une brochure destinée
à la population de Chaumont-Gistoux).
English
summary
Introduction
Pourquoi et comment cette étude
?
Histoire et redécouverte de la rose musquée
La rose 'Nastarana' des horticulteurs (3)
La Rosa moschata var. nastarana du botaniste suisse Christ
(4)
La rose de Zielinski (6)
La rose de Freitag (Rosa freitagii Zielinski) (7)
Caractères botaniques du groupe
des Synstylae
Particularités des roses de cet
article
Conclusion
Introduction
L'apprentissage
de l'histoire des roses est comme une enquête policière.
Lorsqu'on mène des recherches sur un sujet aussi particulier
depuis des années, il peut être utile de se récapituler
les différentes étapes par lesquelles on a appris
ce que l'on sait. Cela permet par exemple de s'apercevoir
que les réponses surviennent souvent au bout de parcours
émaillés d'erreurs.
Pourquoi
et comment cette étude ?
Une multitude
d'auteurs ont parlé de la rose musquée (1*).
Son nom scientifique est Rosa moschata Herrm.
(*) Chaque
rose importante pour la compréhension de cet article
sera numérotée; nous ajouterons son nom latin
en italiques entre parenthèses lorsqu'il s'agira d'une
rose décrite par des botanistes.
La rose
musquée est l'une des parentes d'un très grand
nombre de variétés de la roseraie communale.
Parmi celles-ci, notre rose 'Petite de Terre Franche' et tous
les "hybrides de moschata" du créateur de
roses belge Louis Lens.
La rose musquée n'est pas une rose sauvage, mais une
très ancienne plante de jardin dont les origines géographique
et botanique n'ont pas encore été précisées
avec certitude.
En juillet
1997 a été conclu avec le Professeur Maurice
Jay, de l'Université de Lyon, l'accord d'entreprendre
des recherches sur sa génétique et celle de
ses parentes sauvages présumées.
Ce qui peut ressortir de ces recherches a un intérêt
pour l'historien de l'horticulture, pour le botaniste intéressé
par la géographie végétale et la classification
des rosiers, mais aussi pour le créateur de roses nouvelles
qui pourrait voir ses pas guidés dans la sélection
de certaines caractéristiques intéressantes.
Pour les analyses génétiques du professeur Jay
on utilisera aussi bien des fragments de plantes vivantes
récoltées dans la roseraie communale que d'autres,
séchés, prélevés dans divers herbiers,
mêmes anciens. Bien sûr on n'est pas encore dans
"Jurassic Park", mais il est tout à fait
envisageable par exemple d'étudier les composantes
génétiques des roses séchées de
l'herbier Crépin, hébergé au jardin
botanique national de Belgique et qui datent de plus d'un
siècle.
Histoire
et redécouverte de la rose musquée
La vraie
rose musquée (Rosa moschata Herrm.) (1),
ou plutôt celle de laquelle provient cette appellation
(en relation avec son parfum) n'est pas européenne.
Aujourd'hui on s'entend pour dire qu'elle est connue dans
le bassin méditerranéen sans doute depuis les
alentours du Xe siècle, et que son introduction plus
au nord en Europe daterait du XVe siècle.
Au XVI siècle, le botaniste De Lobel, qui en donne
les
premières illustrations dans
un livre de botanique européen, la dit identique à ce
que le médecin
arabe Sérapion le jeune appelait "Nisrîn".
On trouve sous ce dernier nom dans l'herbier Crépin
un fragment de rose musquée récolté au
XIXe siècle en Afrique du nord. Or, Nisrîn
est un nom de l'ancien persan, qui d'après des
dictionnaires (faits par des linguistes et pas nécessairement
des botanistes) désignerait une rose musquée,
ou une rose blanche tout simplement.
On doit au grand horticulteur anglais Graham Stuart Thomas
d'avoir apporté un éclairage sur tout le cheminement
européen de la rose musquée et sur son identité.
Il s'est aperçu en 1963 qu'elle subsistait dans d'anciens
jardins et en a distribué des boutures à des
pépiniéristes et rosiéristes de renom
qui l'ont réintroduite dans le commerce. C'est de lui
également que j'ai reçu, avant qu'elle soit
plantée dans la
roseraie communale, de
très beaux échantillons
d'herbiers récoltés
en Angleterre sur cette plante "redécouverte".
J'ai donc pu les comparer à de nombreuses choses dans
les herbiers anciens de Meise, d'Anvers, Paris, Kew et Vienne,
et cela m'a donné une idée cohérente
de l'identité de la rose musquée. Il s'est ainsi
confirmé par ailleurs que tant en Europe qu'autre part
on ne la trouvait que dans les jardins.
Cela m'a permis aussi de découvrir
dans l'ancien Afghanistan (actuellement au Pakistan), partie
de l'ancienne Perse, une rose sauvage qui lui ressemblait
très fort: la
forme la plus occidentale de la rose de Brown (Rosa
brunonii Lindl.) (2)
appelée aussi "Rose musquée de l'Himalaya".
Chez les roses sauvages comme chez les autres plantes
croissant
spontanément dans la nature, on trouve souvent des
populations localisées géographiquement qui
se différencient par certains détails des
autres membres de la même espèce croissant
ailleurs. Dans le cas présent, les détails
(appelés
caractères, en botanique) des fleurs et des feuilles
qui différencient les exemplaires afghans de la rose
de Brown des exemplaires himalayens ou tibétains
les rapprochent de la rose musquée. Cependant,
la rose de Brown est une plante grimpante vigoureuse à floraison
de début d'été, alors que la rose
musquée
est un arbuste (2 à 3 m maximum) à floraison
tardive se continuant jusqu'aux gelées.
La
rose 'Nastarana' des horticulteurs (3)
On trouve
souvent dans les livres sur les roses cultivées
une rose classée dans le groupe des musquées
ou des Noisette et nommée 'Nastarana',
qui serait venue de Perse on ne sait trop comment. Dans le
livre d'Ellen Willmott The Genus Rosa, on lui donne pour
appellation synonyme R.
pissarti
5 (voir
plus loin), appellation donnée à
une rose cultivée analogue de l'herbier de Kew dont
la planche est
datée de 1891.
À la roseraie communale, je cultive depuis quelques
années une rose acquise sous ces appellations synonymes
chez Peter Beales Nurseries en Angleterre. Elle est identique
à ce que les pépinières Paul distribuaient
sous ce nom en Angleterre déjà à la
fin du XIXe siècle (et que l'on trouve dans l'herbier
Crépin).
Cette rose resssemble effectivement, bien qu'en beaucoup plus
grêle, aux roses de la catégorie des Noisette,
groupe d'hybrides entre la rose musquée et le rosier
de Chine 'Old Blush' initié aux U.S.A. dans la première
moitié du XIXe siècle. Sa floraison est remontante
et débute plus tôt que celle de la rose musquée.
Des détails précis sur son origine seraient
peut-être à trouver dans la correspondance des
pépinières Paul, mais l'explication suivante
semble plausible:
la rose
'Nastarana'/pissarti des horticulteurs est probablement
identique,
ou issue d'un même semis qu'une
plante née d'une
des graines envoyées de Perse à la
pépinière
française Godefroy-Leboeuf à la
fin du XIXe siècle. Carrière nomme cette plante Rosa
godefroyae Carrière (la rose de Godefroy) et
explique la confusion avec la Rosa pissarti 5
qu'il a décrite quelques années auparavant
par le fait que les graines ont été envoyées
chez Godefroy-Leboeuf par Pissart, le même jardinier
français du Shah de Perse qui lui avait envoyé
(à lui, Carrière) des herbiers de la rose qu'il
baptisa Rosa pissarti Carrière 5
en son honneur. On ignore cependant sur quoi Pissart a récolté
les graines envoyées chez Godefroy-Leboeuf.
La
Rosa moschata var. nastarana du botaniste
suisse Christ (4)
L'un
des moyens les plus sûrs de confirmer l'identité
d'une rose (ou de n'importe quelle autre plante) est de s'en
référer au botaniste qui l'a décrite
pour la première fois et lui a donné son
appellation scientifique. J'ai donc consulté la
description d'une certaine R. moschata var. nastarana Christ
dans un supplément rédigé en 1888
par Christ (spécialiste des roses contemporain
de Crépin)
à la monumentale Flore d'Orient (Flora Orientalis)
de Boissier. "Nastaran" est le nom persan de cette
rose sur lequel est basé son appellation scientifique.
Surprise; la description ne correspondait pas du tout à
celle de la 'Nastarana' 3
des livres d'horticulture, pas plus d'ailleurs qu'à
la description de toute autre rose que j'avais pu rencontrer
jusqu'alors. Imaginez des fleurs disposées une par
une alternées (ou plutôt en spirale dans la
réalité,
l'effet alterné étant produit par l'applatissement
en herbiers) le long des tiges sur le bois de l'année
(ce qui peut laisser sous-entendre une floraison prolongée
ou remontante), l'ensemble formant une sorte de grappe
très
allongée! Rien à voir avec les panicules ou
corymbes étalés de la vraie rose musquée
1 et de la 'Nastarana'
horticole. Une
photographie de l'herbiers type de la vraie "nastaran" récoltés
en Perse et décrits
par Christ (ils sont conservés dans l'herbier Boissier,
à Genève) montrent bien ces grappes étonnantes,
et aussi le fait que le sommet de la grappe peut redevenir
une tige feuillée qui continue sa croissance.
Quelques années auparavant,
le botaniste français Carrière décrivait
les mêmes
grappes pour sa R.
pissarti 5 qu'il
dédiait à Pissart,
jardinier français du Shah de Perse qui lui en avait
envoyé des herbiers. Le phénomène
des grappes est confirmé par l'illustration de
l'article de carrière à propos de sa Rosa
pissarti, ainsi que par des herbiers récoltés à plusieurs
reprises en Afghanistan (voir les
2 illustrations suivantes )
et en Iran et ce jusqu'à dans
les années 1960 (voir les
2 illustrations suivantes ).
Carrière a semble-t-il fait venir vivantes ce genre
de plantes de Perse en France dans les années 1880,
mais on ignore ce qu'elles sont devenues et si elles ont pu
avoir une influence sur nos roses cultivées. Ses herbiers
ont également été introuvables jusqu'à
présent.
Je me suis alors rappelé avoir vu aux jardins de Bagatelle,
près de Paris, des inflorescences très allongées
sur des rosiers créés par Louis Lens. Et en
observant mieux, j'ai constaté que cette tendance n'était
pas exceptionnelle, en particulier en fin de saison sur des
rosiers très remontants. Point commun entre tous ces
rosiers: ils sont tous réputés descendre de
plus ou moins loin de la vraie rose musquée 1.
Quelle
affinités existent réellement entre la rose
musquée 1 et cette
Rosa moschata var. nastarana des botanistes 4?
Elles sont peut-être plus que simplement géographiques.
Comme la rose musquée, la "nastaran" ne se
rencontre que dans les jardins. Donc ça ne résout
pas la question de ses parents sauvages!
La
rose de Zielinski (6)
Dans
ce genre de recherche on ne peut évidemment pas se
borner à la littérature ni aux herbiers anciens.
Flora Iranica est un ouvrage récent regroupant en une
série imposante de fascicules un inventaire des plantes
rencontrées du proche-orient jusqu'au Pakistan, en
passant par l'Iran et l'Iraq, ce qui correspond à peu
près à la zone couverte par l'ancienne Flora
Orientalis de Boissier (voir page précédente).
Sous l'appellation de Rosa moschata, on y trouve
décrite et illustrée par des photos d'herbiers
une rose bien différente à la fois de notre
ancienne Rose musquée des jardins européens
(Rosa moschata Herrm. 1)
et de la var. nastarana de Christ 4.
Pourtant, le botaniste polonais J. Zielinski, auteur
de la
partie de Flora Iranica consacrée aux roses la considère
comme étant cette dernière. Par facilité,
nous l'appellerons ici la "rose de Zielinski".
Chose très intéressante, la photo montre
un herbier du XIXe siècle récolté par
Bornmüller et dont un double
portant le même
numéro
de récolte
est présent dans l'herbier Crépin au
milieu des rosiers musqués cultivés.
C'est une plante de jardin à port grimpant. Ses
feuilles sont composées
de petites folioles arrondies un peu luisantes. Ses fleurs
sont réunies en petits bouquets ramassés
portés
par des rameaux courts munis de feuilles et disposés
régulièrement le long des tiges principales.
Mais il n'y a pas formation de grappes.
Plus tard je verrai mentionné sur des herbiers que
cette rose est aussi appelée "nastaran" en
Perse, comme la vraie Rosa moschata var. nastarana Christ
4.
La
rose de Freitag (Rosa freitagii Zielinski) (7)
Dans
Flora Iranica, Zielinski décrit et montre une rose
sauvage inconnue jusqu'alors des botanistes et croissant
dans
la nature en Afghanistan. Il la nomme R.
freitagii , en
hommage au botaniste allemand Freitag. C'est un arbuste
ramifié et
non une plante grimpante et ...surprise, elle ressemble étonnament
à la précédente.
J'écris donc à Zielinski pour lui donner mon
avis au sujet de leur lien de parenté possible et
lui faire part de mes recherches sur la rose musquée.
Il me répond rapidement et positivement et me signale
quels herbiers il a consultés afin que je puisse
les
étudier à mon tour. Notre Jardin botanique
national emprunte ces herbiers à Vienne et je peux
donc d'une part apprendre à connaître la rose
de Freitag, espèce nouvelle pour la science (bien
qu'ancienne dans la nature, évidemment) et d'autre
part vérifier
que les herbiers de la rose que Zielinski dit être
la
var. nastarana 6
ne portent effectivement pas de fleurs en grappes.
À l'examen, la parenté de la rose de Zielinski
6 semble même
se préciser; il s'agirait d'un croisement entre la
rose de Freitag 7 et les formes afghanes
de la rose de Brown 2,
car elle combine des caractères de ces deux roses sauvages.
Cela n'a rien d'invraisemblable vu que ces roses croissent
dans la même région et que les différentes
espèces de rosiers se croisent souvent spontanément.
Plus tard, je trouverai même dans l'herbier Crépin
un spécimen qui combine les caractères des mêmes
parents présumés de manière différente,
comme lorsqu'on a affaire à différents enfants
issus d'un même couple.
Caractères
botaniques du groupe des Synstylae
La complexité
des liens de parenté possibles ne s'arrête pas
là, mais pour les expliquer nous devons maintenant
regarder les choses de plus près.
Mise à part la rose de chine 'Old Blush' brièvement
évoquée plus haut, toutes les roses signalées
ici appartiennent à un groupe particulier de roses
sauvages: les Synstylae (prononcer Synstylées).
En latin botanique, "syn" signifie "ensemble"
et "stylae" désigne les "styles",
sortes de petites tiges qui prolongent les futurs fruits
et
sont les parties réceptrices des organes femelles
des plantes à fleurs.
En pratique, les styles des rosiers de ce groupe sont réunis
("syn") en une colonne bien visible au centre de
la fleur. Chaque style porte à son sommet un élargissement
souvent en forme d'hémisphère un peu plissé
et collant appelé "stigmate". C'est cette
partie qui recevra le pollen au moment de la fécondation.
Tout autour de cette colonne de styles sont disposées
les "étamines", organes mâles de la
fleur, également constituées de petites tiges,
les "filets" portant à leur sommet de petits
sacs, les "anthères" contenant le pollen.
Ce pollen peut soit passer directement de l'anthère
au stigmate dans une même fleur, soit le plus souvent
être transporté d'une fleur à l'autre
par les insectes car les organes mâles et femelles sont
rarement mûrs en même temps chez les rosiers.
Particularités
des roses de cet article
À
l'intérieur du groupe des Synstylae (et là,
c'est peut-être un nouveau domaine à explorer
) il semble qu'il y aie des nuances dans la manière
dont sont disposés les organes femelles.
Prenons les deux seules roses sauvages citées plus
haut:
Chez
la rose de brown 2 comme
chez la rose musquée de G. S. Thomas, les stigmates
sont superposés
parfois en petits paquets
étagés dans le prolongement de la colonne des
styles , l'ensemble dépassant de manière
remarquable l'étage des anthères. Cet arrangement
se retrouve aussi chez la rose musquée 1
et chez la rose de Zielinski 6.
Chez
la rose de Freitag 7,
les stigmates sont agglomérés en une espèce
de petite boule qui
n'est que légèrement saillante
au dessus de l'étage des anthères. Cet arrangement
se retrouve chez la vraie var. nastarana 4,
mais pas chez la rose de Zielinski 6.
Conclusion
Comme
le but de cette recherche est de comprendre de quelle(s) rose(s)
sauvage(s) est issue la rose musquée, l'une des étapes
est de trouver les parentés sauvages de tout ce qui
s'en rapproche.
Voici donc quelques éléments de réponses
provisoires que nous apportent les apparences extérieures,
en attendant les analyses génétiques.
Possibilité
d'un lien entre la rose musquée 1
et les formes les plus occidentales de la rose de Brown 2.
Indices, la forme générale plus des caractères
particuliers à cette variante géographique.
Possibilité
d'un lien entre la rose musquée 1
et la vraie variété nastarana 4.
Indice, la rose musquée donne des decendantes à
fleurs en grappes comme cette dernière).
Possibilité
d'un lien entre la rose de Zielinski 6
et la rose de Freitag 7.
Indices, la forme générale et de nombreux détails.
Possibilité
d'un lien entre la rose de Zielinski 6
et les formes occidentales de la rose de Brown 2.
Indices, une série de détails tels que l'arrangement
des organes femelles.
Possibilité
d'un lien entre la vraie var. nastarana 4
et la rose de Freitag 7.
Indices, des détails peut-être importants comme
l'arrangement des organes femelles, mais aussi la forme du
bouton, etc..
Possibilité
d'un lien entre la rose musquée 1
et la rose de Freitag 7.
Indices, les ports arbustifs, ramifiés et non grimpants
des deux plantes.
ivan
louette 2002
mis à jour le 2 mars 2005
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